LA MAIN HEUREUSE

 

Il y a plusieurs façons d’aborder une sculpture, mais il s’agit toujours d’aborder. Que l’œil se prenne au jeu, accompagnant la surface sous la poussée d’un éclairage, que la main se tende pour mesurer l’entre-deux ou tracer de la pulpe le sillon de la matière, un bord offre à la fois sa résistance et son attrait, c’est tout le paradoxe du contact. C’est peut-être aussi pour cela que Zigor, qui a reçu la leçon des ajusteurs carrossiers de son adolescence comme celle des angles souples d’Henry Moore (ses reclining figures tournées vers l’intérieur), caresse longuement la plupart des pièces qu’il propose à notre abord. Il nous invite à mettre en jeu l’instinct fondateur des enfants, des amants, des artisans ou des aveugles, l’instinct qui pousse à border le monde. À manifester notre désir infini de l’aborder.

Marcheur de paysage, on sait qu’il accompagne le travail énergique de l’atelier – gouge et tronçonneuse, meule et chalumeau, maillets de force – d’une multitude d’activités de surface ou de montage, qui tiennent de la mouche à truites et sa délicatesse : carnets vite tracés comme on pose la soie sur la surface du torrent, agrégats souples de couleur pour saisir au vol la toupie du danseur souletin ou la crête couchée de la sierra navarraise, portraits de rochers pour mémoire, qu’il conservera dans une archive mobile, ou bien encore ces petites pièces articulées qui posent l’assemblage en équilibre sur la table, pour y voir plus clair.

L’une des caractéristiques de ce sculpteur, qui saisit quiconque se trouve en présence d’une série importante de ses travaux, c’est précisément le partage dynamique qu’il propose, entre l’armature des solides et la fascinante irrégularité des assemblages. La part qu’il offre au hasard – la main heureuse – paraît issue de la fascination qu’il éprouve au chaos des falaises, mais tient encore de l’armature secrète dont la main humaine porte le signe vivant. Bien des pièces de bois, depuis la blondeur des platanes jusqu’au chêne brûlé, font écho à ce mystère qui fait jouer sous la peau des surfaces la masse articulée d’une ossature. Les reliquats disjoints d’une baleine à bosse, comme on en trouve parfois sur la plage en hiver, les vertèbres d’une odalisque dont Ingres nous a montré l’attrait inépuisable, le parcours d’une source à travers les sols écartelés, les outils de la ferme endormis sous l’herbe longtemps après la saison, forment sous la main du sculpteur un espace commun, qui tient certes d’un imaginaire privé, d’un paysage humain qui est basque ; ils nous renvoient sans cesse à la forme d’une nature sans nom. En ce sens, pas un seul de ces mouvements vifs du pinceau coloré, pas une de ces ailes d’oiseau vrillés dans le bois, pas un seul de ces blocs de métal parcourus de rigoles ou râpés de striures, ne désigne un élément du monde qu’il s’agirait de reproduire. Pas un non plus qui s’en éloigne ou s’en détourne. Figure ou non, là n’est pas la question.

Dans l’oiseau de Remigio Mendiburu, qui fut un initiateur décisif pour Zigor, l’oiseau posé à Fontarrabie, se joue la fidélité de la pièce en découpe à la masse dont elle est issue, la fidélité d’une forme envolée, libérée par le geste créateur, au montage initial qui articule les corps aux dispositifs naturels, poids, masse, volume, textures et imbrications. Aussi ne rencontre-t-on pas de dessin de Zigor, aussi vigoureux soit-il dans l’expansion d’un signe illisible, qui ne donne à penser une kyrielle d’associations, de reflets, de résurgences, pas de sculpture qui ne rappelle vivement une épaule aimée, un rocher précis dans l’éboulis des falaises, le goulet d’une grotte entre Isturitz et Ekain, une fissure dans le bois sur la poutre maîtresse d’une maison bien connue, l’interstice sinueux par où se joue, dans l’enfance, le jeu fondamental de la cache et du découvrement.

 

La philosophie du siècle passé a mis à l’honneur la chair du monde, et la puissance du toucher qui nous lie à cette expérience dès les premiers instants de vie. Sur cette fonction que l’on a pu appeler haptique, Zigor prend appui pour mettre en œuvre sa curiosité infinie, l’énergie manifeste de son désir. « Cette attache forte et en même temps délicate qui unit hommes, choses et rêves », écrit-il, forme le lien qui parcourt l’ensemble de son travail depuis trois décennies. L’attache, c’est aussi et peut-être surtout le point exact où se rejoignent l’érotique du geste et l’effort pratique du sculpteur, la vive tentation du dessinateur, le mouvement instantané du photographe. L’un de ses premiers accompagnateurs, Paul Haïm, a souligné combien cette œuvre avait partie liée avec la force profonde d’un désir, l’évidence d’une passion pour la chair du monde où ne se dissout pas, malgré la liberté des formes, la séduction d’un corps humain et la fascination corrélative pour l’arbre, la pierre, la source, l’outil ou la charpente.

La circulation de l’air accompagne celle du regard sur la surface et dans l’appareil des dimensions, appareil insaisissable d’un seul trait. Elle occupe une bonne part de cette recherche, pour un peu on dirait qu’une partie de cette œuvre est conçue en miroir ou à l’inverse, à partir de l’évidence du creux. Le travail sur les blocs cubiques de métal en porte la marque, à une échelle frappante parce qu’elle est moyenne, humanisée, prenant la suite des portes (Ateak), des fleurs de soleil, carlines ou chardon au cœur percé, de la mécanique des couples. En effet, la trace du vide central, lambris désossés de l’ouverture sur un caiolar à l’abandon, moyeu usé aux striures de travail sur la roue ou la meule abandonnée, le duel d’ajustement entre mâle et femelle dans la série Bikote, laissent la place ici à l’évidement actif et volontaire, par le feu. Les mouvements dont la trace anime le bloc massif sont ceux, curieusement, que l’eau et non le feu produit dans le mouvement des roches, que la pression des masses telluriques fait surgir de l’intérieur. Orogénie expérimentale, qui produit lorsque les blocs sont assemblés un effet de mystère particulièrement prenant, l’œil cherchant un signe, un glyphe de pyramide ou de mur des lamentations, là où circule seulement la traversée d’un vide, le parcours sinueux d’un entre-deux, un interstice disposé pour la curiosité heureuse, impudique, d’une main.

 

« Contemplatif dans l’action », la formule de Henri Michaux, peintre et poète, donne la mesure de la tension qui anime la plupart de ces formes. Zigor ponce, trace, enduit, dessine debout sur le chemin en pente, il pêche à la mouche sur le galet glissant, jonche de signes dynamiques une arène goyesque, mitraille de son appareil photographie la foule ou son contraire, se saisit du masque de soudeur, de la hache ou du maillet, avec une passion silencieuse et têtue, et ce travail solitaire fait sa part au silence au cœur même de l’exposition.