ZIGOR, l’homme qui tutoie les nuages.

 

Zigor, l’homme du pas qui arpente le pays, l’homme du vent aux semelles de solitude, l’homme qui va du nord au sud, l’homme qui voit.

Soyons attentifs car on n’entre dans son monde qu’à pas lents dans un paysage de brume aux ciels mouillés, aux pentes abruptes ou douces parfois léchées par un rayon de soleil parmi lesquelles parfois, souvent, une petite tache blanche au loin signale quelque maison de berger. La clé de la lecture de ces paysages en est le « dévoilement », quelque chose de simple, qui donne en se retirant, jamais d’un seul coup, ce qui demande de l’accoutumance pour se donner à voir.

Cela est nécessaire pour saisir la parenté qu’il y a entre le pelage des bêtes et la peau des montagnes, cette herbe douce qui accroche à peine la lumière, dans un soleil qui se lève. Oserait-on parler d’apparition ? Sans doute. Voilà des termes religieux : dévoilement, apparition, certes, mais ce sont aussi des termes de théâtre. Ainsi ces plans successifs qui captent la lumière et indiquent la profondeur dans laquelle se montrent les chemins, les espaces de vie domestiques, les humbles demeures de pierre.

Celui qui montre est celui qui voit et fait voir : Le photographe… un sacré photographe. Par exemple regardons où il place sa ligne d’horizon, jamais au centre, toujours en position de faire basculer les masses qu’il tient en équilibre de son regard de sculpteur. Sculpteur du noir et blanc car tout ici est noir : les nuages, la neige même comme un pelage gris, seuls des points blancs éclairés par un rayon de soleil nous donnent l’idée des lointains.

Avers et revers des masses, les plis et les déplis de la roche et des nuages, l’un par l’autre retenus, en équilibre comme des draps noirs flottants surpris par la lumière. Instants saisis d’un indicible monde toujours-déjà là avant nous.

Le poids des nuages sur l’horizon des cimes d’où surgit la lumière non ce qui l’effacera dans le jour qui se lève mais ce qui reste de l’humide en suspension dans l’air d’où s’exprime l’eau comme d’un linge mis à sécher dans les vents. Ces choses de la montagne qu’on ne voit pas mais qu’on pressent et qu’on vérifie de photo en photo, à quelques ruisseaux à peine ruisselants, à quelques flaques luisantes restées sur la route pour piéger le ciel. Parfois on tombe sur un bac où chevaux et caprins viendront boire, posé là au milieu de nulle part, trace de vie et de rencontre comme les puits dont parle la bible qui sont dans le désert.

Voulez-vous une route ? En voici une comme une entaille qu’aurait faite un berger dans un quart de fromage de brebis, un passage fait par la lame du couteau qui écarte. Ou alors, une route adoucie par sa courbe que le regard caresse et qui s’adoucit sous la brume, celle du matin ou celle du soir, on ne sait, à l’heure où les arbres fantomatiques surgissent ou s’effacent comme des sentinelles sur le chemin des contrebandiers.

Descendons dans les forêts où sont les torrents et les truites qui roulent leurs eaux vers la mer, histoire de confirmer que de toute éternité la pente géologique les conduit là où elles doivent aller selon la pente dont le photographe nous invite à faire une pensée.

La mer donc, l’océan où les roches demeurent en équilibre pendant des siècles et des siècles avant de faire sable ou plage. Rivage, rochers dont Zigor saura reprendre le subtil arrangement qui les tient ensemble alors que selon toute logique gravitationnelle, ils devraient choir dans les eaux. Méditation sur ce qui demeure et ce qui change tout le temps.

Tout vient de la mer, tout y conduit à nouveau par la vague et par l’écume.

Au bord, tout au bord du rivage, soudain une roche plissée comme une jupe de bal invite à la danse des vagues qui s’agitent à ses pieds. Plus loin, un rocher isolé comme un navire en rade ou en partance vers le large accroche notre regard – le Basque ne l’oublions pas est aussi un marin indubitable – sur la cime de cette masse une silhouette d’homme arpente l’invisible comme s’il parait à la manœuvre de cet étrange voilier sans mat et sans voile, espérant quelque miracle que notre œil seul peut accomplir et le génie des charpentiers de marine réaliser.

Disons alors un mot de ces lieux, maisons, églises et demeures blanches et noires pour observer qu’elles ne déparent pas dans les paysages, comme des masses lourdes où s’est réfugiée la vie industrieuse des hommes de cet endroit. Leurs maisons, leurs églises comme ce porche d’Arantzazu soudain ascensionnel. Regardons les églises basques, les cimetières, les enterrements, les hommages aux morts pour la cause, recouverts par des drapeaux que le vent n’agite plus dans la colère mais dans la prière. Zigor voit tout, photographie tout, met tout noir sur blanc comme un qui tient le registre d’un temps que seule la photographie saurait saisir.

Et puis disons quelque chose encore de ces nonnes si parfaites en leurs tenues de noir et blanc idéales pour un photographe, de leurs demeures si humbles avec leurs cimetières d’herbe aux croix penchées ou encore de tumuli alignés sous la neige où leurs corps tour à tour viendront de mêler à la terre.

Là s’arrête le pas du voyageur qui est descendu du haut vers le bas, qui est allé au loin et en est revenu. Là s’arrête le voyage, par un qui a entendu le chant des matines et la prière des siens dont il nous donne l’image comme on donnerait l’hostie si nous étions croyants et s’il était prêtre. Soulignons par-là la religiosité des choses vues, la gravité des visages, l’ordinaire des choses.

Il y aurait tant à dire, n’était le clin d’œil présent parfois comme l’image de cet homme pris devant une œuvre de Zigor qui semble la porter comme une croix sur fond d’océan. Croyance toujours. Ce photographe porte le ciel sur ses épaules.

Paysages, demeures, visages, objets humains comme inanimés, ceux-ci peuplent l’imaginaire de ce photographe dont l’œil artiste a saisi d’un battement de cils non seulement la nature d’un peuple du bord de mer, mais aussi sa culture, ses croyances, sa foi, dans cette abstraction silencieuse du noir et blanc que permet l’acte photographique que nul vol de mouettes intrépides ne saurait achever sans l’avoir accompli.

Marc Belit – 2023